Dans des matins sans âge et toujours recommencés

Hormis le zéro absolu, le niveau zéro de tout système est un point d’équilibre infinitésimal qui détermine une rupture, un dessus et un dessous, un changement de phase, une inflexion majeure des propriétés de ce système. En tant que base numérique de tout système de mesure, il est un outil fondamental dans l’appréhension, la décomposition du réel.
La plupart du temps, ce point d’inflexion est subjectif, en ce sens qu’il est choisi pour un critère donné, selon une échelle arbitraire. Zéro degré centigrade détermine depuis 1742 le changement de phase de l’eau sous une pression atmosphérique normale de 1013,25 hectopascals. Le niveau zéro de l’altitude normalisée française (système NGF) a quant à lui été déterminé par la moyenne arithmétique de treize années de mesure du niveau de la mer à Marseille, à la fin du XIX e siècle. Dans leur rigueur scientifique, le zéro et le référentiel qui l’accompagne décomposent la nature, suppriment sa spontanéité pour faire émerger un regard réflexif sur l’environnement. Chaque zéro a une histoire, il détermine aussi une certaine appréhension d’un territoire à venir.
À Vassivière, cette histoire est celle d’une topographie. Celle qui se dresse face aux vents chargés d’humidité venus de l’Atlantique, les refroidissant en altitude avant d’en précipiter les molécules d’eau sur les reliefs granitiques imperméables des plateaux. Celle aussi des innombrables talwegs, petites vallées au creux desquelles courent une myriade de ruisseaux et torrents. Celle enfin de plaines enclavées, bassins potentiels n’attendant qu’un engorgement providentiel.
En 1950, cent six milliards de litres d’eau – une eau sombre et ambrée, impénétrable – soulevèrent cent six milliards de litres d’air, un air frais parfumé de bruyère descendu des hauteurs du plateau de Millevaches, instaurant par là même dans ce territoire un nouveau zéro, fluctuant à environ 648 mètres NGF. Ce niveau zéro, oeuvre monumentale à l’échelle du paysage, était le résultat d’une ingénierie hydroélectrique qui marqua toute la région, transformant l’environnement en machine de production d’énergie. L’approche radicale de l’ingénieur peut se lire dans la segmentation rationnelle et optimisée de l’ouvrage : une simple digue d’enrochements à Auchaize, de quelques mètres de hauteur, un barragepoids (type de barrage qui, contrairement aux barrages-voutes résiste à l’eau par la quantité de matière) à Auphelle, une prise d’eau à Port Crozat et la centrale, quelques kilomètres en contrebas à Peyrat-le-Château. Dans cette opération est déjà contenue une prodigieuse tension d’échelles, comprise entre le minimalisme calculé d’une intervention de gros oeuvre et la démesure cataclysmique de l’inondation d’un territoire, avec ses villages engloutis.
À la même période, l’ingénierie conduit, par l’exploitation forestière, à une seconde mutation du paysage, parachevant sa transformation en outil efficace de production. Au niveau national, ce sont l’amélioration des transports et l’approvisionnement depuis d’autres régions en combustible (charbon) et en aliments qui éliminent progressivement l’exploitation du châtaignier, utilisé en charpente et dans la fabrication de cerclages de tonneaux. Par ailleurs, la composition oligotrophe des landes de Vassivière ne permettant pas la culture de céréales ou d’autre plante à intérêt commercial, la rentabilisation des sols libres passe par l’exploitation intensive d’essences jusqu’à présent peu utilisées : pins sylvestres en futaies régulières pendant la première moitié du XX e siècle, puis épicéas et pins douglas à partir de 1947. Leur combinaison aux résines phénoliques développées par l’industrie allemande peu avant la guerre permet la fabrication de panneaux de particules de bois agglomérées, matériau de construction extrêmement rentable.

De ces deux mouvements primordiaux naît un nouveau système, avec son propre niveau altimétrique, ses propres insularités, émergences providentielles, et son caractère pittoresque. À l’opposé du banal et du commun – que fut probablement la lande limousine du XIX e siècle –, l’étrangeté du paysage du lac produit son propre imaginaire et de nouveaux usages. Ce pittoresque – picturesque, nous y reviendrons – est rapidement identifié comme un atout, et les politiques touristiques se développent peu à peu autour d’activités de loisirs, dans un cadre immuablement bucolique aux semblants scandinaves ou alpins. Pittoresque en effet, au sens originel du terme, le territoire du lac correspond bien à la description, en semant un trouble profond sur la réalité de sa chronologie : « Pour donner [à une pièce d’architecture] une beauté pittoresque, ce ne serait pas du ciseau mais du marteau destructeur dont il faudrait faire usage ; il faudrait en renverser une moitié, déformer l’autre, et disperser autour ses membres mutilés, en un mot, d’un bâtiment fini avec soin, faire une ruine agreste -1. » À l’image de Niki Quester – énorme bloc de marbre d’Oscar Tuazon perché dans un chêne de l’île, dont on ne sait si un raz de marée l’a déposé là ou s’il a été soulevé progressivement par la croissance du tronc –, cette ambiguïté historique est le caractère fondamental de Vassivière, et elle s’instille dans chacun des éléments du site.
Là où le territoire était perçu par les ingénieurs, en coupe, comme une topographie riche de potentialités hydrologiques, le tourisme va repenser le site dans sa cartographie, à l’aune des nouvelles figures désormais présentes : berges, îles, plages, etc. Dans ce processus, la recherche d’un point d’origine, nouveau zéro en plan, va se fixer sur le lieu-dit Vassivière, principale île du lac désormais éponyme, permettant l’invention d’un terrain d’expression pour l’art. D’abord diffuse dans la dissémination de sculptures de granit (symposium de 1983), cette centralité va se cristalliser dans l’édification du Centre (inter)national d’art et du paysage de Vassivière par les architectes Aldo Rossi et Xavier Fabre en 1990. L’implantation même du bâtiment exploite ce doute chronologique : dans l’axe du barrage, mais pas tout à fait, peut-être positionné sur la frontière entre les deux départements, ou encore barycentre de l’île, aucun indice ne permet de dégager une causalité claire, qui était là avant quoi. La tour du Centre, dans ses analogies revendiquées avec un mausolée de Sardaigne, un phare ou un puits rejoignant le niveau de l’eau, évoque aussi l’ambiguïté temporelle de l’édifice, entre gnomon véritablement primordial et geste historiciste. Ce rapport particulier au temps, ce trouble chronologique propre au site de Vassivière font alors particulièrement écho à l’intuition d’Aldo Rossi : « Dans l’église Sant’Andrea de Mantoue précisément, j’eus pour la première fois le sentiment de ce rapport entre le “temps” – dans sa double signification atmosphérique et chronologique – et l’architecture ; je voyais le brouillard entrer dans la basilique, comme souvent j’aime à l’observer lorsqu’il pénètre dans la Galleria de Milan : élément imprévisible qui modifie et altère, comme la lumière et l’ombre, comme les pierres usées et polies par les pieds et les mains de générations d’hommes. Peut-être était-ce la seule chose qui m’intéressait dans l’architecture, car je savais qu’elle ne devenait possible que dans la confrontation d’une forme précise avec le temps et les éléments, confrontation qui durait jusqu’à ce que la forme fût détruite dans le procès de ce combat avec le temps -2. »Au-delà de la ruine de l’oeuvre architecturale, ne s’agirait-il pas à Vassivière, pour cette forme précise, de celle d’un paysage détruit par l’inondation ? Ou bien cette destruction serait elle-même celle de l’histoire d’un site, de sa chronologie, qui seraient annihilés par les interventions, innocentes et ponctuelles, des ingénieurs, des touristes et des artistes ?
D’une certaine manière, peut-être que le propre de Vassivière, comme de Passaic pour Robert Smithson, serait cette disparition du sens du passé, permettant l’émergence d’un pittoresque à venir : « En réalité, le paysage n’était pas un paysage, mais “une certaine sorte d’héliotype” (Nabokov), une espèce de monde autodestructeur et de carte postale, d’immortalité ratée et de grandeur oppressante. […] Ce panorama zéro semblait contenir des ruines à l’envers, c’est-à-dire – chaque nouvelle construction pouvant finalement être bâtie. C’est l’opposé de la “ruine romantique” car les bâtiments ne tombent pas en ruine après avoir été construits, mais plutôt s’élèvent en ruine avant d’être construits. Cette mise-en-scène anti-romantique suggère l’idée discréditée de temps et bien d’autres choses démodées. Mais les banlieues existent sans passé rationnel et hors des “grands événements” de l’histoire. Oh, peut-être qu’il y a quelques statues, une légende et une poignée de bricoles, mais pas de passé – seulement ce qui passe pour un futur -3 . »

Dans l’idée d’une analogie temporelle, l’idée de « ce qui passe pour un futur » engage ici les éléments situés au-dessus du niveau du lac, et ce exclusivement … Puisque sous quelques mètres d’eau et quelques millimètres de sédiments, un passé banal est figé dans les restes des pierres taillées des hameaux, les souches d’arbres coupés et les tracés érodés des déplacements paysans. L’ancien moulin de Vassivière, celui de la Jassine, la ferme Saint- Louis, les maisons de Nergout, de Villegros, de Vauveix : ces lieux de vie ont été soigneusement démontés, leurs moellons récupérés pour d’autres constructions, ailleurs, avant d’être doucement submergés par les eaux de la Maulde. Encore plus étrange que l’inondation des habitats est celle, presque ironique, d’une vingtaine de ponts. Ces petits ouvrages vernaculaires et prosaïques, matérialisations minimales de l’intersection de voies de circulationet de voies d’eau couvrant tout le territoire, subsistent toujours en partie sous les reflets sombres du lac. Désormais dénués de toute fonction, ils sont quasiment les seules architectures permettant de témoigner, lors des rares vidanges, de ce passé.
Dans les projets imaginés au cours de cette résidence, école buissonière à Vassivière, il est toujours question de la compréhension du site, des différentes échelles qui le constituent, ou plutôt de la tension entre ces échelles. Comment un modeste barrage, simple ligne dans le paysage, peut-il générer un tel cataclysme territorial ? Que représente cette énorme volume de béton par rapport à la multitude d’oeuvres massives disséminées sur le site ? Que sont les petits ponts disparus à l’échelle d’un tourisme international qui voit les visiteurs sillonner la région à bord de camping- cars, dans une forme de nomadisme estival ? Que dit la démesure du phare d’Aldo Rossi au baigneur hédoniste qui étend sa serviette sur la plage de Pierrefitte ?
Chacun des projets développés explore ces questions, en tentant de confronter le référentiel du lac à ses incohérences, de révéler les temporalités effacées par un siècle de mutations. Les jeunes architectes, en positionnant une dizaine d’opérations radicales sur le site, interrogent non seulement les conditions lacustres et insulaires d’un site, mais surtout le processus chronologique de constitution d’un paysage. En allant chercher les figures englouties pour en faire émerger de nouveaux objets, en créant des architectures plongeantes, comme des outils de franchissement vertical, les projets s’affranchissent du système du niveau zéro et outrepassent la lecture pittoresque du site. Sans pouvoir véritablement choisir, ces objets restaurent une certaine hiérarchie temporelle ou bien bouleversent à nouveau l’appréhension chronologique des lieux. C’est peut-être alors dans les termes d’Aldo Rossi que ces projets, structures éphémères ou éternelles, autonomes ou émanant du site, pourraient aussi bien être décrits, lorsque l’architecte évoque les cabines de l’île d’Elbe, « […] expression d’une architecture parfaite, mais elles avaient aussi une existence propre, s’alignant sur le sable le long de cheminements blancs, dans des matins sans âge et toujours recommencés ».

1-“A piece of Palladian architecture may be elegant in the last degree. The proportion of its parts – the propriety of its ornaments – and the symmetry of the whole may be highly pleasing. But if we introduce it in a picture, it immediately becomes a formal object, and ceases to please. Should we wish to give it picturesque beauty, we must use the mallet instead of the chisel; we must beat down one half of it, deface the other, and throw the mutilated members around in heaps. In short, from a smooth building we must turn it into a rough ruin. No painter, who had the choice of the two objects, would hesitate a moment.” William Gilpin, Three Essays: On Picturesque Beauty; On Picturesque Travel; and On Sketching Landscape, Londres, 1792.
2-Aldo Rossi, Autobiographie scientifique, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1981.
3-Robert Smithson, “The Monuments of Passaic: Has Passaic Replaced Rome as the Eternal City?”, Artforum, New York, décembre 1967.
4-Aldo Rossi, op. cit.

Extrait de “Objets immanents”, projet spéculatif développé entre 2014 et 2016 sous la direction de Cédric Libert. Contributions écrites de Nicolas Dorval-Bory, Flavien Menu et Philippe Potié.